Rorcal
ne pouvait trouver concept plus adapté à son univers suffocant et apocalyptique
que Créon, roi de Thèbes, dépeint comme un despote tyrannique aussi bien chez
Sophocle, Euripide que Jean Anouilh dans son "Antigone", pour ne
citer que quelques auteurs qui l'ont représenté. En s'emparant de ce
personnage, les Suisses confirment encore une fois leur penchant pour des
sujets difficiles sinon hermétiques, quitte à être soupçonnés d'une prétention
certaine par certaines mauvaises langues toujours promptes à cracher leur
venin. D'aucuns ne manqueront d'ailleurs pas d'étriller le groupe, jugeant ce
quatrième effort (sans compter toutes les autres miettes) aussi vain que raté. Jouissant
d'une aura culte que justifie cet âpre alliage de sludge, de black et de
hardcore qu'ont contribué à façonner "Heliogabalus" en 2010 et
"Világvége" trois ans plus tard, Rorcal ne peut-il pas, à l'instar de
bien d'autres entités dont chaque nouvelle offrande est attendue comme le
messie, se planter dans les grandes largueurs ? Son statut doit-il nous rendre
aveugle ? Pourtant et contre toute attente, ce n'est pas encore cette fois-ci
que les Helvètes seront pris en défaut. Alors certes, "Creon", pas
plus que ses devanciers d'ailleurs, n'est pas, loin s'en faut, un album facile
à déflorer, bloc de plus de cinquante minutes qui, en quatre pistes, épouse les
actes successifs d'une tragédie grecque. Force est donc de reconnaître qu'on
n'en retient tout d'abord pas grand-chose sinon l'impression d'avoir à faire à
une espèce de mur (du son) que meurtrissent des fissures gonflées d'un suint
colérique. Avec leurs noms imprononçables, ces robustes morceaux semblent se
confondre en un ensemble autarcique aux contours flous, masse assommante qui
gronde d'une force apocalyptique. Seules les éructations de Yonni Chapatte
paraissent vouloir de prime abord s'extraire de cette geôle compacte, fil
d'Ariane douloureux nous guidant à travers les épisodes de ce récit funeste. Mais
les écoutes aidant, on finit par pénétrer profondément cette œuvre qui se
mérite, jusqu'à son intimité poissée de sang. On mesure alors que, malgré leur
unité de temps et de traits, ces quatre côtés d'un même édifice aux dimensions
hallucinées arborent chacun un visage plus nuancé qu'il n'y parait,
'Πολυνείκης' pour moitié instrumental, granitique et pétrifié avec ses
lancinants préliminaires, 'Ἀντιγόνη", survolté mais perforé en son centre
par un gouffre ténébreux, 'Αἵμων' que secouent les coups de pilon de guitares
saturées rongées par la semence venimeuse d'un black metal corrosif et 'Εὐρυδίκη'
qui achève l'histoire dans la cendre.Capturé en trois jours dans des conditions
live et mixé par le maître suédois Daniel Bergstrand, "Creon" forme
un agrégat indivisible brutal et sévère, massif et tendu comme la corde d'un
arc. 3/5 (2016)
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