7 mars 2017

CinéZone | Clint Eastwood - Million Dollar Baby (2004)




Avec Clint Eastwood, les choses sont rarement ce qu’elles ont l’air d’être et lui-même n’aime rien moins que dévier son sujet de sa trajectoire de départ. Son vingt-sixième film en tant que réalisateur (en comptant Piano Blues), Million Dollar Baby, en constitue la plus parfaite démonstration. A première vue, et à première vue seulement, il s’agit de l’ascension et de la chute d’une boxeuse. Mais derrière ce sujet faussement simple, se cache l’œuvre la plus riche du cinéaste. La boxe ne sert en fait que de toile de fond à une poignante et tragique histoire d’amour filial entre un vieux entraîneur (Frankie Dunn) qui, pour une raison mystérieuse n’a plus aucune relation avec sa fille, et une jeune femme (Maggie), privée d’un père qu’elle aimait tant, à la vie sociale et affective dévastée. Autour de ces deux protagonistes, gravite un ancien boxeur (Scrap), à la fois narrateur et témoin de ce récit d’une pureté d’autant plus exemplaire qu’elle se fait de plus en plus rare dans le cinéma contemporain. Ces trois perdants dans le jeu de la vie sont magnifiques et tellement bien écrits par le scénariste Paul Haggis (qui a véritablement su magnifié la nouvelle de F.X. Toole, dont est tiré le film), qu’ils semblent exister. En les contemplant, on ne peut que songer aux désaxés du film de John Huston. Les trois acteurs principaux sont également, il faut bien le reconnaître, pour beaucoup dans cette impression de justesse et de vérité. Le grand Clint offre probablement sa meilleure composition. Il faut voir son visage se briser peu à peu et ouvrir son cœur comme jamais il ne l’a fait jusque là, aboutissant à cette scène déchirante où, face à un prêtre auquel il est venu demander conseil, il se met à pleurer, ne voulant pas perdre celle qu’il aime désormais comme sa propre fille, celle qu’il a entraîné et protégé avec une tendresse plus proche de celle d’un père que d’un manager. Voir l’acteur rendu célèbre grâce aux westerns spaghetti de Sergio Leone et aux polars violents des années 70, aussi humain, vulnérable et fragile est pour le moins émouvant. Cela l’est d’autant plus, qu’il s’agit peut-être de sa dernière apparition à l’écran. La scène où il s’éloigne dans un couloir baignant dans la pénombre depuis la chambre d’hôpital de Maggie, est très belle et résonne comme une métaphore, comme si Clint devait nous quitter à tout jamais. Hilary Swank, que l’on avait un peu oublié depuis Boys Don’t Cry de Kimberly Pierce (2000) qui lui valût un premier oscar, délivre une composition tout aussi éblouissante. Son regard traduit admirablement l’évolution de Maggie Fitzgerald, sa détresse durant la première partie de l’histoire, puis sa rage de vaincre. Il faut voir également la façon dont l’actrice regarde Clint Eastwood. C’est un regard emprunt d’amour et d’admiration, et qui traduit une troublante analogie entre Hilary Swank et son personnage. Au delà de la performance physique (on dirait vraiment une boxeuse), on ne peut qu’admirer la jeu à la fois puissant et naturel de la comédienne. Enfin, il faut à tout prix saluer l’interprétation attachante de Morgan Freeman dans le rôle du vieux boxeur borgne condamné à terminer sa vie en faisant le larbin dans un gymnase. Il était déjà formidable dans Impitoyable en 1992 et il le confirme à nouveau. Au sein de l’histoire, il occupe un peu une place de démiurge. En effet, c’est d’abord grâce à Scrap que Maggie se perfectionne, attirant ainsi l’œil de Frankie. C’est indirectement grâce à lui que Dunn devient le manager de la jeune femme et enfin, c’est encore lui qui suggère à Frankie sa douloureuse décision finale, quand bien même ce dernier l’avait sans doute déjà prise. Il est présent chaque fois que Frankie prend une décision décisive concernant la jeune femme. Merveille d’équilibre et de fluidité, Million Dollar Baby s’articule autour de trois actes distincts. Le premier pose le cadre et présente les trois protagonistes de l’histoire, qui peu à peu se rapprochent les uns des autres, Scrap faisant office de lien entre les deux autres. Frankie refuse tout d’abord d’entraîner Maggie. Malgré tout, il observe les entraînements solitaires que la jeune femme multiplie tous les jours inlassablement, certes avec maladresse mais surtout avec beaucoup de courage. C’est après avoir perdu un poulain prometteur que Dunn accepte enfin de la prendre sous son aile. La seconde partie tourne autour des entraînements et des combats de boxe. La relation père – fille entre Frankie et Maggie se dessine au fur et à mesure que l’on se rend compte de la solitude qui gangrène les personnages. On suit avec un immense plaisir la progression de Maggie jusqu’au tournant tragique, qui débouche sur la dernière partie du récit, à la conclusion inattendue, filmée avec beaucoup de sensibilité et de pudeur par Eastwood qui évite tout effet facile. La scène dans laquelle Frankie murmure à Maggie, étendue sur son lit d’hôpital, la signification de Mo Cuishle (« mon sang, mon amour »), avant de l’embrasser tendrement comme un père avec sa fille, est tout simplement bouleversante, et il est alors impossible de retenir une larme. Une noirceur absolue, un total désespoir imprègnent ce film qui se révèle encore plus crépusculaire qu’Impitoyable. Les personnages sont écrasés par la fatalité et ne peuvent échapper à leur destin. Frankie n’a pas remporté ce championnat dont il rêvait tant et surtout, au moment où il trouve une jeune femme pour remplacer dans son cœur la fille qui lui manque tant (citons à ce propos le très beau plan final, où l’on devine Frankie assis dans ce petit restaurant où Maggie avait l’habitude de se rendre avec son père et qu’elle lui a fait découvrir, ce lieu devenant ainsi un lien symbolique et intime entre eux deux), non seulement il la perd mais il doit livrer un dernier combat, faire face à une très lourde responsabilité et commettre l’irréparable. Mais c’est peut-être en la laissant vivre qu’il l’aurait réellement tuée. Quand elle parvient à réaliser son rêve de devenir championne du monde et trouve en Frankie un père, Maggie termine paralysée à tout jamais, même si sa mort peut être perçue comme une sorte de victoire. Enfin, Scrap finit seul à s’occuper de la salle de boxe et ne reverra jamais plus son meilleur ami. La musique, belle et mélancolique (signée Clint), l’éclairage basé sur les clairs obscurs et les contre-jours et les décors aux couleurs ternes, créant une sorte d’intemporalité (il n’y a d’ailleurs quasiment aucun extérieur, il s’agit presque d’un huis clos autour de quelques décors aux allures de salle mortuaire : un vieux gymnase de quartier, un ring, une chambre d’hôpital), participent de la noirceur et de la tristesse du film. La mise en scène est à l’avenant : épurée et fluide, efficace lors des combats, discrète, presque intimiste, dans la dernière partie. Elle s’efface derrière l’histoire et les personnages et semble presque invisible. Le rythme est lent et quasi contemplatif. Clint Eastwood est un cinéaste obsessionnel et quasiment tous les thèmes qui lui sont chers se retrouvent dans son dernier film. La transmission et la formation (comme dans Honkytonk Man, Le maître de guerre et La relève), la famille de substitution que l’on reconstitue (Josey Wales hors-la-loi, Bronco Billy, Un monde parfait…), la mort, qui se fait de plus en plus présente dans ses films (Créance de sang et Mystic River), la relation entre un homme mûr et une jeune femme (Breezy ou Pale Rider), l’importance de l’amitié (Le canardeur de Micheal Cimino, Josey Wales hors-la-loi, Impitoyable) les rapports père – fille (La corde raide, qu’il n’a pas réalisé mais c’est tout comme, Les pleins pouvoirs), l’arrivée d’un personnage au sein d’une communauté (L’hommes des hautes plaines, Pale Rider), la rédemption de personnages hantés par leur passé et par une faute qu’ils ont commise (Impitoyable, Mystic River) et son affection pour les perdants magnifiques qui se battent pour atteindre leur rêve (Bronco Billy, Honkytonk Man…), tous ces thèmes se croisent dans Million Dollar Baby, au point de faire de celui-ci la quintessence de l’œuvre de Clint Eastwood. Il s’agit aussi d’un film sur les opportunités qu’on a pas eu et que l’on aura jamais. Outre l’analogie avec Breezy (comme cette jeune femme avec Frank Harmon, la boxeuse se focalise sur Dunn et ne veut que lui) et Bronco Billy (comme Billy et son cirque miteux, Frankie est le patron d’une vielle salle de boxe que peuplent une poignée de marginaux), le rapport avec Honkytonk Man est des plus frappants. Maggie suit un parcours à peu près similaire à celui de Red Stovall, le guitariste tuberculeux. Il y a dans les deux cas le même rapport de transmission d’un aîné à un plus jeune et un même rapprochement père – fils (ou fille dans la cas présent). Ce film partage aussi la noirceur désespérée de Mystic River, deux œuvres plastiquement très sombres qui se penchent sur la notion de destin et de fatalité, formant ainsi un sublime et tragique diptyque, deux œuvres qui auraient pu être issues des années 30 ou 40, comme le laisse suggérer le logo en noir et blanc de la Warner Bros. qui apparaît au début de leur générique. Le film possède aussi une forte dimension religieuse, qui apparaît peu souvent dans l’œuvre de Clint Eastwood, hormis peut-être dans Pale Rider et son héros dont les cicatrices sont comme autant de stigmates. Dès le début, nous voyons Frankie Dunn entrain de prier pour que sa fille lui pardonne et reprenne contact avec lui. Il se rend tous les jours à l’église pour harceler le prêtre de ses questions. Mais, à la fin, l’homme de dieu ne lui sera d’aucun secours face au dilemme qui le rongent. Surtout, le parcours de Maggie a tout d’un chemin de croix et sa fin tragique lui confère une aura christique. Malgré son pessimisme, Million Dollar Baby confère de l’espoir à ceux qui le regarde. Il donne envie de se battre et de se prendre en main. C’est aussi un film qui, de par sa perfection, redonne confiance dans le cinéma américain d’aujourd’hui. Hollywood peut encore nous émouvoir et nous émerveiller. L’ironie veut que ce soit le réalisateur le plus anachronique parmi ses contemporains, l’héritier du classicisme, qui nous assène cette révélation ! Que le film ait triomphé aux oscars 2005, raflant quatre statuettes amplement méritées (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur actrice et meilleur second rôle masculin), cela aussi est une belle revanche, quand on sait les difficultés rencontrées par Eastwood pour mener à bien ce projet, la Warner, son studio de prédilection depuis près de 30 ans, ayant fait la sourde oreille pour le financer, attitude incompréhensible vu le succès de Mystic River et sa réputation de metteur en scène le plus économe ! Le film est dors et déjà le plus gros succès de sa carrière, devant Dans la ligne de mire et Impitoyable. Il est le metteur en scène le plus âgé à être récompensé par les Oscars et il est le seul acteur ou cinéaste à connaître son plus gros succès à plus de 70 ans, qui plus est en offrant son œuvre la plus sombre et la plus désespérée. Il n’a peut-être jamais été aussi puissant et libre qu’aujourd’hui. Ses deux derniers films sont des triomphes et à 75 ans il ne craint plus personne : il fait ce qui lui plaît comme il lui plaît. Sans trop prendre de risques, on peut lui prédire une fin de carrière exceptionnelle, à l’image de son parcours, unique dans toute l’histoire du cinéma. Clint Eastwood livre donc son meilleur film, le plus maîtrisé, le plus abouti. Que de chemin parcouru depuis L’homme des hautes plaines, un western plein de morgue, dont cette vingt-sixième réalisation, si touchante et si pudique, semble être l’antithèse. Œuvre teintée de nostalgie pour un certain cinéma, celui de Sang et or de Robert Rossen et Nous avons gagné ce soir de Robert Wise et pour une certaine époque aujourd’hui révolue, Million Dollar Baby est un film parfait (une impression de pureté et de plénitude s’en dégage également), sans aucune faute de goût, miraculeux, comme touché par la grâce et qui vous hante longtemps après la fin du générique. 



















Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire