Joseph Mankiewicz pouvait-il trouver plus belle occasion de terminer sa carrière qu'en réalisant Le limier ? Parce que son amour pour le théâtre ne l'a jamais quitté, irriguant nombre de ses films, de Jules César (1953) à Guêpier pour trois abeilles (1967), la pièce d'Anthony Schaffer ne pouvait que l'inspirer. Parce que, homme de culture et d'élégance, il puise justement dans celle-ci matière à un spectacle d'une intelligence aussi raffinée que machiavélique couplée à un réjouissant cynisme. Parce que tout simplement, Le limier est ce qu'on désigne, de façon certes parfois galvaudée, un pur chef d'œuvre... De cinéma, alors même qu'il arbore tous les codes de la création théâtrale. Comme si le metteur en scène coulait le septième art dans le théâtre. Et vice et versa. A l'image de la fin du générique où une peinture se transforme en décor réel. Toute la force du film réside dans cette capacité à échapper aux pièges du théâtre filmé tout en affirmant, voire en accentuant, son origine théâtrale. Le fait qu'il ne fasse appel qu'à deux acteurs et son refus de montrer des éléments extérieurs à ce huis-clos labyrinthique (hormis le jardin dédale et le devant de la maison), participe de cette théâtralité assumée. Durant près de 135 minutes, Le limier réussit l'exploit de passionner et de fasciner. Que nous raconte-t-il ? L'affrontement de deux hommes en une succession de jeux dont la perversité confine à l'humiliation. L'un est écrivain et aristocrate, l'autre, plébéien et immigré, amant de la femme du premier de surcroît. Entre les deux s'installe peu à peu un rapport de force, chacun dominant l'autre à tour de rôle, opposition cérébrale qui se double d'un antagonisme social reflet de la société de classes régissant l'Angleterre.
Pour camper ces deux protagonistes, il fallait deux immenses comédiens sur lesquels repose tout le film. Si pour le rôle d'Andrew Wyke, l'auteur de roman policer, le choix se porte rapidement vers Laurence Olivier (dont la santé vacillante et les troubles de la mémoire ne faciliteront pas le tournage), celui du coiffeur d'origine italienne est proposé à Albert Finney, Alan Bates et Peter O'Toole avant que Michael Caine ne l'accepte, acteur idéal pour distiller l'assurance prolétarienne et la soif de revanche de Milo Tindle. Leurs joutes verbales sont jouissives, à tel point qu'on n'imagine mal d'autres comédiens à leur place, d'autant plus qu'ils se sont littéralement appropriés leur personnage respectif en les façonnant à leur manière très personnelle. Bien plus tard, Kenneth Branagh tentera bien l'inconcevable en osant une nouvelle adaptation de la pièce dans laquelle c'est cette fois-ci Michael Caine qui reprend le rôle de l'aristocrate hautain et suffisant, face à Jude Law. Un ratage. Il y a pourtant un troisième personnage, ce sont les décors qui ne sont pas étrangers au pouvoir d'évocation du film, cette bâtisse peuplée d'automates et de jouets comme les seuls confidents du maître de maison. Celle-ci est flanquée d'un jardin en forme de labyrinthe, métaphore de ce récit mouvant émaillé de rebondissements et de faux-semblants. Homme brisé et fatigué, Andrew Wyke n'est pas le mâle dominateur qu'il veut croire tandis que Milo Tindle n'est pas le parvenu soumis qu'il semble être. Cinquante ans plus tard, Le limier n'a rien perdu de son pouvoir d'attraction et d'envoûtement, tragédie drôle et sophistiquée dont la qualité parait aujourd'hui inaccessible au vu de l'état actuel du cinéma qui souffre d'un déficit de talents et d'intelligence. (22.01.2022) ⍖⍖⍖⍖
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