L'Espagne n'a jamais été considérée comme une terre promise en matière de doom. Ikarie y est pourtant né. Réunissant trois anciens membres de feu Nahemah, le chanteur Pablo Egido et les guitaristes Paco Porcel et Daniel Gil, les deux premiers s'activant également au sein de The Holeum, ce nouveau groupe accouche avec Cuerpos En Sombra d'une première offrande que le mythique label italien Avantgarde Music a le bon goût d'accueillir dans son estimable catalogue. Signe qui ne trompe pas quant à la valeur du projet. Et en effet, les Espagnols impressionnent d'emblée par leur maîtrise contre laquelle aucune maladresse ne résiste. Musicalement arrimé au doom, la formation n'en cultive toutefois pas une expression orthodoxe. Certes, les racines de l'école anglaise des années 90 nourrissent un matériau empreint d'un romantisme mélancolique auquel participe la présence ô combien précieuse de cordes, violon et violoncelle, deux instruments qui évoquent d'emblée les travaux historiques de My Dying Bride et de Paradise Lost. Mais Ikarie recouvre ce substrat désenchanté de lourds sédiments issus du post metal, façon Amenra ou Cult Of Luna, ce qui confère à l'ensemble une carapace viciée et puissamment dramatique. La moindre trace de chaleur ou de soleil éconduite, le groupe fait fi du déterminisme géographique, sculptant un art doloriste qu'on imagine davantage cloué dans le sol d'Europe du Nord quand bien même les musiciens déclarent s'inspirer es paysages du levant espagnol entre mer et désert. Mais la douleur, le désespoir, sont des sentiments universels qui ne connaissent pas les frontières.
Cathartique, Cuerpos en Sombra ausculte la souffrance intérieur, œuvre grondant d'une détresse intérieure qui palpite en une tension sourde et constamment au bord de la rupture ('Redencion'). Cette angoisse souterraine trouve dans le chant de Pablo Egido son principal vecteur tandis que guitares et rythmiques tissent les fils épais comme des câbles à haute tension d'un inexorable supplice ('Barro'). Pourtant, l'album puise quelques uns de ses moments les plus douloureux, les plus beaux aussi, dans les nombreuses respirations instrumentales qui le jalonnent, pièces osseuses égrenées par des six-cordes d'une épure polluée ('Despertar', 'En El Rio') ou d'une déchirante sécheresse acoustique ('La Herencia''). De fait, Cuerpos en Sombra a quelque chose d'un agglomérat massif dont la force écrasante et le climat suffocant sont fissurés par des éclairs de beauté pure et néanmoins tragique. Conçu comme le premier pan d'une trilogie, ce premier album de Ikarie est un golem à la fois triste et puissant, squelettique et volcanique, introspectif et immersif, qui allie la dramaturgie du doom death à la sève sismique du post metal au service d'une réflexion psychologique sur la place de l'homme au sein d'une société brutale et intolérante. (17.10.2021 | LHN) ⍖⍖⍖
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