Entretien avec Philippe Blache, l'âme de
Day Before Us, entité passionnante qui erre quelque part entre musique
néo-classique et dark ambient.
Day Before Us se confond avec ta personne mais qui est Philippe
Blache ? Quel est ton parcours musical ?
Je suis anthropologue
"européaniste" et producteur de musique à destination de l'industrie
du disque. Lors de mon début de parcours musical je me suis contenté de suivre
les enseignements auprès d’un professeur russe d’origine moscovite, ce qui m’a
permis d’acquérir les bases dans l’interprétation d’œuvres lorgnant vers le
classicisme aussi bien que vers la musique romantique russe (en particulier
Rachmaninov et Tchaïkovski) pour piano. Pour des raisons diverses mais
également faute de temps et de réel investissement j’ai mis de côté durant
plusieurs années tout contact avec l’instrument. Ce n’est qu’au tout début des
années 2000 et avec la découverte de l’approche néo-tonale et du renouveau
spirituel en musique contemporaine (notamment chez Alan Hovhaness, Lili
Boulanger, Germaine Taillefer, Henryk Gorecki…) que je me suis décidé à me
remettre à jouer à temps perdu, notamment certaines pièces tirées de
l’impressionnisme debussien, et des étrangetés poético-oniriques de Satie.
L’évocation de « minimalisme sacré » pour décrire nombre de ces
musiques me plaît bien.
Pianiste de formation, tu aurais pu t'orienter vers la musique
classique. Qu'est-ce qui t'attirait dans les courants néo-classique et dark
ambient ?
Ma rencontre avec les musiques sombres et
(post) industrielles touchant aussi bien au dark ambient qu’à l’éthereal wave
et autres tendances aux sonorités complexes teintées de noirceur, de mélancolie
voire d’épanchement mystique s’est réalisée assez tardivement. C’est par
l’intermédiaire de mon ami Giuseppe Verticchio (du groupe ethno-drone
industriel Nimh) avec qui j’ai collaboré sur mon premier album que j’ai
approfondi. Cela remonte à 2005 environ. J’avais commencé à écrire mes propres
compositions, très sommaires, à l’époque simplement au piano acoustique et muni
de certains logiciels de traitement, sans être véritablement impliqué dans ces
mouvances musicales. En temps qu’auditeur je collectionnais davantage les
albums issus de la vague cosmique allemande des 70s, essentiellement en format
vinyl et d’occasion (à prix excessif) car il y a avait très peu de rééditions
cd, disons au compte goutte pour ces musiques marginales et évoluant sur un
terrain plus introspectif émotionnellement. Je n’ai pas cherché à vouloir
catégoriser mon travail ou à appartenir exclusivement à un courant, ce sont les
distributeurs, chroniques et retours qui m’ont orienté sur ce créneau dark
ambient. Ceci dit ça ne me dérange pas car j’apprécie les projets émanant de
cette communauté musicale ainsi que la passion réelle des managers de labels
pour une musique qui demeure confidentielle et étrangère au grand public.
Ton art est très sombre, mélancolique et comme tu aimes à le
décrire, nocturne. Ta musique possède-t-elle une dimension cathartique ?
Oui tu touches au coeur, l’envoûtement et
la sacralité en musique m’interpellent et me saisissent, quelque soit les
labels, les postulats et les paradigmes musicaux convoqués. Je pense que la
musique peut nous faciliter un travail de « migration" ou de
« conversion" intérieure, de "retour à l’essentiel" hors
des sentiers faciles de la "new âge" et plus en prise avec une
expérience émotionnelle entière et quasi mystique. En ce sens il faut brûler
pour entrevoir la lumière, c’est pour ce motif que ma musique puise ses forces
dans la douleur d’être au monde, la conscience du temps et ce désir de
transcendance, voir d’élévation et d’éblouissement devant l’absolu. J’aime ce
terme de « catharsis » car il est l’émanation d’autre chose, témoigne
de notre angoisse et de notre quête de délivrance pour nous sauver du
quotidien et atteindre la poésie comme métaphysique du cœur.
La spiritualité plus que la religion,
semble te guider...Est-ce exact ?
La religion a souvent une connotation
dogmatique (communauté des fidèles, textes canoniques, hiérarchie
ecclésiastique) que je ne retrouve pas dans une approche spirituelle plus
intériorisée. Le lyrisme tragique, l’inquiétude métaphysique et la spiritualité
me motivent à écrire et à exprimer mes sensations ou sentiments par le biais de
la musique. A cet égard j’ai une profonde admiration pour les travaux de
sagesse spirituelle rédigés par quelques tenants de la sophiologie slave, je
pense notamment au père Serge Boulgakov, Nicola Berdiaev, Vladimir Soloviev,
Paul Florensky (ce dernier est pour moi une véritable figure motrice capable de
nous mener vers la grande aventure spirituelle). En spiritualité, les tableaux
apocalyptiques, visionnaires, épiques et lyriques des chantres médiévaux
m’inspirent également.
Quasi cinématiques, tes créations se rapprochent de bandes-son. je
crois savoir que le cinéma t'inspire... Peux-tu développer ? Composer une BO
t'intéresserait-il ?
Rares sont les productions
cinématographiques qui atteignent celles d’œuvres d’art totales et de haute
poésie. Néanmoins quand elles y parviennent c’est du génie pur. Cette partie du
cinéma de poésie, non conventionnel avec un type d’écriture personnel
m’intéresse de près. La musique est pour moi indissociable de la magie
visuelle, la force évocatrice peut y être très liée. Idéalement je me pose
comme objectif de composer de la musique pour le cinéma indépendant et d’auteur
ou autre, à étudier, je ne veux pas me restreindre. J’ai fait quelques
tentatives dans le passé sur des courts d’animation et je vais travailler
prochainement sur un film « d’anticipation » italien ou justement il
est question de conscience poétique dans une période où c’est la dictature par
les technologies et des formes inédites de totalitarisme qui priment. C’est un
film très allégorique, à la croisée de l’expérimentation et de la science
fiction. J’ai vraiment hâte de travailler sur ce projet.
D'une grande force instrumentale, ta
musique est pourtant l'écrin de très belles voix féminines...8) Tes deux
derniers albums sont incarnées par la voix de Natalya Romashina notamment.
Va-tu poursuivre le travail avec elle ?
Merci pour le compliment. J’apprécie avoir
la sensation de narrer une histoire ou un conte lorsque je développe mes
morceaux. Les envolées lyriques provenant de la voix, le côté déclamatoire
voire incantatoire sont un plus incontestable pour parvenir à cette fin et
susciter une invitation au voyage vers des pays étrangers, aux confins. La voix
permet de mieux rendre compte de ces mondes et de renouer mon attachement à la
poésie notamment symbolique, la seule véritablement attentive aux nuances
intérieures. C’est par l’intermédiaire d’un ami commun que j’ai rencontré
Natalya Romashina. De formation classique et artiste lyrique de talent
entretenant un amour inconditionné pour l’âge d’argent, la poésie spirituelle
de langue russe j’ai rapidement été charmé. Les premiers essais enregistrés ont
été absolument sublimes et remarqués. Natalya est quelqu’un pour qui j’ai
beaucoup d’estime et d’admiration en tant qu’individu et artiste.
L’alchimie musicale fonctionne spontanément donc naturellement la collaboration
va se poursuivre pour les prochaines sorties.
Tu accordes une grande importance à
l'aspect visuel et notamment à la photographie. Peux-tu nous en dire plus à ce
sujet ?
Le travail photographique et visuel fait
partie intégrante du processus créatif. Il encourage l’auditeur à avoir une
appréciation plus personnelle et pluridimensionnelle sur l’œuvre. Cela permet
pour chaque album de créer un monde cohérent avec sa propre symbolique, sa
propre histoire. Avec la prolifération du digital cette approche à la fois plus
conceptuelle et concrète est considérablement altérée. Cependant je pense que
le physique a encore de beaux jours devant lui, du moins tant qu’il y aura des
collectionneurs. On appartient désormais à une culture du zapping, de
l’instantané et de l’obsolescence programmée que je cherche à combattre, ça
vaut pour toutes les sphères de la vie.
Tes disques sont très différent les uns
des autres, vois-tu une évolution depuis tes débuts ?
J’envisage ces publications à l’intérieur
d’un développement naturel, au gré des rencontres, découvertes ou épreuves mais
également en fonction de l’équipement que j’ai aussi à disposition. A cet égard
je suis passé par plusieurs phases d’écriture, passant d’un style complètement
dépouillé et épuré principalement basés sur des lignes, arpèges ou drones de
piano à un style plus orchestré où se superposent plusieurs couches sonores
obtenues à l’aide de synthèse, de sonorités instrumentales de type acoustique ou
électrique. Pour ne parler que des albums longs "Under mournful
horizon" (2012) est un premier essai qui pour le coup est à la croisée du
néoclassique et de la musique post-industrielle. "Misty shroud of
regrets" publié en 2013 annonce véritablement la couleur musicale du
projet dans sa tonalité tragique, ses accents mélancoliques et ses recherches
sonores énergiquement tournées vers la matière spirituelle. "Crystal sighs
of a broken universe" (2014) insiste sur un côté plus ethereal-goth avec
cette fois-ci une plongée plus entière vers la musique de film (notamment le
cinema bis des 60s et 70s), le fantastique, les turbulences métaphysiques et la
pénombre. "Prélude à l’âme d’élégie" (2015) est un hommage au spleen
poétique mais peut également être perçu comme une longue plainte élégiaque se
déroulant en plusieurs scènes. "Nihil Interdit » qui devrait paraître
l’hiver prochain explore de nouvelles contrées tout en y mêlant ce côté
vespéral, nocturne que tu as justement relevé.
La littérature est-elle une source d'inspiration ? Si tel est le
cas, quels auteurs te guident ?
Je puise de façon insatiable dans la
littérature qui me nourrit au quotidien. J’apprécie le courage, la force
spirituelle, l’héroïsme moral et l’imagination débridée voire quasi frénétique
de certains auteurs. J’adore le dandysme romantique (pas celui d’aujourd’hui
qui est une farce, une posture ou plutôt une imposture) à la fois exalté et
désespéré ainsi que les pointes d’autodérision, de critique et de transgression
qu’on retrouve chez Barbier d’Aurevilly, Petrus Borel, le marquis de Sade mais
également chez les poètes maudits (Corbière…) et les poètes russes de l’âge
d’argent (Alexander Blok, Innokenti Annenski, Andreï Biely…). Le romantisme
noir anglophone me passionne également par son charme descriptif, ses intrigues
mystérieuses pour ne pas dire terrifiantes et ses monologues intérieurs, je
pense notamment à Charles Maturin, Matthew Gregoy Lewis et Anne Radcliffe.
Quels sentiments souhaites-tu déclencher chez l'auditeur ?
Je cherche avant tout à communiquer des
émotions, à mettre ce monde entre parenthèse et à rafraichir nos sens. Je suis
assez d’accord avec l’optique tolstoïenne qui consiste à concevoir tout art
authentique dans la transmission d’un contenu spirituel, contrairement à une
forme contrefaite d’art qui ne cherche qu’à divertir et à étourdir.
Ton projet demeure modeste, discret :
es-tu déçu ou cela te convient-il, estimant qu'il ne peut être qu'un trésor
connu d'une poignée ?
Les temps sont durs, certainement ingrats
et éreintants mais personnellement je ne me plains que légèrement, tant que je
peux publier ce qui me plaît en toute indépendance et que la musique circule
par le biais le plus simple et le plus direct, le bouche à oreille. La musique
est entrée dans un tel business que pour l’underground ou des styles
alternatifs il devient de plus en plus difficile de se faire une place ou
simplement entendre. Heureusement il y a aura toujours des webzines tenus par
des vrais passionnés, quelques festivals, radios communautaires et des labels
indé pour promouvoir des travaux aux contours stylistiques moins définis, moins
archétypaux et logiquement moins susceptibles d’intéresser la majorité. D’autre
part dans le marasme des productions actuelles et notamment du DIY, tout est
permis, le meilleur comme le pire. La magie et le fléau d’internet à la fois.
Pour véritablement émerger il reste une part de chance ou tirer véritablement
son épingle du jeu quitte à œuvrer en solitaire un moment.
Apprécies-tu certains groupes de metal ? Je pense notamment à des
groupes de doom ou le funeral doom avec lesquels tu pourrais partager certaines
émotions...
J’ai eu une brève période métal durant mon
adolescence ou je me passionnais entre autres pour la musique de Bathory que je
trouvais innovante et radicalement écorchée, surtout sur « Blood, fire,
death » et dans une moindre mesure sur « Hammerheart ». J’ai
également écouté certains groupes de doom plutôt classiques (Saint Vitus,
Burning Witch, The wounded kings…) que funereal mais pas avec insistance. Je
m’y replongerai à l’occasion. Je trouve que la communauté métal est
probablement l’une des plus ouvertes qui soit contrairement aux préjugés en
vogue. Un nombre important de webzines métal réserve une place et un accueil
favorable aux musiques obscures et expérimentales comme le dark ambient.
Beaucoup d’anciens métalleux se tournent vers ces styles plus intimes et
confidentiels après parfois être arrivés à « saturation » (sans jeu
de mot) avec leur style de prédilection. Bien qu’il y ait des exceptions on ne
peut pas en dire autant pour la culture neo-gothique niveau ouverture d’esprit.
En ce sens je pense que tu as raison et qu’il se dégage une fibre émotionnelle
commune.
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